Archives du Cantal

Enquête secrète à l’abbaye Saint-Géraud d’Aurillac (1555)

Enquête secrète à l’abbaye Saint-Géraud d’Aurillac (1555)

Ce document, extrait des archives communales de la ville d’Aurillac et désormais conservé aux Archives départementales, est connu sous l’appellation d’enquête ou d’instruction secrète[1]. Il s’agit en réalité d’une information judiciaire ouverte à la demande des consuls de la ville d’Aurillac contre le seigneur abbé de Saint-Géraud et autres ecclésiastiques. Il se présente sous la forme d’un manuscrit composé de cinq cahiers papier reliés ensemble par quatre lanières en parchemin et recouvert d’un autre parchemin, pour un total 156 folios manuscrits.

Comme peut le laisser supposer ce nombre important de folios, les accusations sont graves et nombreuses. L’instruction est confiée à Me Jean de Rivo, lieutenant général du juge ordinaire de la vicomté du Carladès, et dès le premier folio, il est dit que « Et si n’a vescu ledict abbé ne ses religieux regulièrement et monesticquement sellon la reigle de sainct Benoict, mangé tous à ung reffectoir et dormy à ung dortoir, dites matynes à minuict ainsin qu’ils avoient de coustume ». Il est reproché aux moines de ne plus suivre la règle monastique, en particulier la règle de saint Benoît, à laquelle ils sont astreints de par leur ordre. Ils ne vivent plus en communauté et ne disent plus les prières, ce qui est l’essence même de la vie monastique. Encore ne s’agit-il là que des faits les plus minimes. D’après Hervé Miraton[2]qui a étudié ce texte : « les choses ne font qu’empirer dans les folios suivants avec des scènes où la violence fait concurrence au stupre et à la lucre ». Il en retient trois accusations principales.

En premier lieu, le nicolaïsme, qui désigne le non-respect par les ecclésiastiques de leur vœu de chasteté, que ce soit par le mariage, le concubinage ou tout autre commerce sexuel. L’abbé lui-même, Charles de Senectaire est accusé d’entretenir plusieurs dames : « Ains, ledict abbé despuys douze ou treize ans en ça qu'il a esté abbé, il a tenu vye fort dissolue, donnant malvays exemple à tous les habitans de ladicte ville, car il a suborné une pouvre jeune fille appelée La Peyronelle qui demandoit l'aulmosne et demeuroit à l'hospital de ladicte abbaye, laquelle il a defflorée et entretenue pour concubine publiquement un long temps, et s'estant fâché d'elle, l'a bailhée à frère Jehan Veyra, son viquère général, qui l'entretient de présent ». Il a aussi fait construire, dans le jardin de l’abbé, une petite maison « paincte dedans de peinctures d’hommes et fammes tous nudz » dans laquelle « il se ferme souvan en compaignie de femmes ».

Viennent ensuite les nombreuses exactions et violences commises à l’encontre des Aurillacois : « Et combien que les habitans de ladite ville d'Orilhac soient gens doulx et paisibles pourtans honeur et obéissance telle que apartient audit abbé, ledit abbé leur a menassé et s'est jacté qu'il les feroit ruyner et les feroit battre et maltracter. Et pour vexer et travailler lesdits habitants, ledit abbé a entretenu et entretient avec lui dans sa dite maison plusieurs gens mal vivants, dissolus, battans et courans le pavé de nuict et jour ». Les domestiques et gens de l’abbé sont accusés d’avoir battu, blessé et tué plusieurs habitants de la ville comme « Durand Bonhore, serrurier et Michel Teyssonières, armuriers, habitans de ladite ville ; auquel Bonhore ledit Jonquières a coupé le nez et audit Teyssonières le bras dextre […] lesquels ne se sont osés se plaindre, craignant d'estre battus davantage ». Meurtres, coups et blessures, mais aussi viol : « les susdits abbés de Sainct-Jehan, Jonquières et autres, ont pris par force Hélène Vernhes, pauvre fille habitante de ladite ville d'Aurillac, et non contents d'en avoir fait leur plaisir, la firent chevaucher à tous les serviteurs de la maison dudit abbé ». La cruauté de ces actes pourrait faire croire à l’action d’une bande de soudards mais il s’agit pourtant bien d’ecclésiastiques de haut rang qui semblent profiter de leur position en toute impunité.

C’est là le denier point mis en avant dans l’enquête. L’abbé et ses proches sont accusés de simonisme, autrement dit de profiter de leur position pour obtenir divers avantages en nature et argent. C’est ainsi que l’abbé est accusé d’entretenir deux « maquereaulx, Mes Gérauld Labeau et Gérauld de Cebier, prestres, lesquels font mestier de lui conduire ordinairement femmes dissolues au grand scandale du peuple. Et ledit abbé favorise en tout ce qu'il peut lesdits Labeau et de Cebier, leur fait plusieurs dons et promesses ».

Si l’ensemble de ces faits paraissent très choquants aux yeux des contemporains comme aux nôtres, ils dérivent pourtant d’une situation assez commune en ce milieu du XVIe siècle. L’abbé Charles de Senectaire appartient à une famille noble qui a la mainmise sur les monastères de la ville. Sa nièce, Marie de Senectaire, est abbesse du couvent Saint-Jean-du-Buis. Il est raisonnable de penser que ce n’est pas par vocation qu’il occupe cette charge mais bien par intérêt car, rappelons-le, l’abbé de Saint-Géraud est aussi le seigneur de la ville. Plutôt que de s’astreindre à une vie monacale, il conserve des habitudes de la sphère aristocratique. Deux éléments de l’enquête tendent à confirmer cette hypothèse. Son entourage n’hésite à porter les armes, ce qui est caractéristique de la noblesse. De même, les vêtements portés par ces hommes et décrits par le texte, sont plus proches de ceux de jeunes aristocrates que de ceux de moines ayant fait vœu de pauvreté[3]. Ces pratiques sont symptomatiques d’une Eglise catholique alors en crise et contre laquelle s’élèvent de nombreux croyants favorables à une réforme du clergé.

L’évêque Guillaume Marie Frédéric Bouange, qui a étudié ce texte en 1869, estime même qu’il pourrait s’agir d’un faux réalisé par les protestants pour discréditer l’abbaye Saint-Géraud. L’état des connaissances actuelles ne permet pas d’infirmer ou de confirmer ces propos. Et bien qu’il ait été évoqué ou étudié par plusieurs érudits du XIXe siècle, ce document n’a pas encore fait l’objet d’une étude objective et exhaustive.

Cote ADC : E DEP 1500/150

Document rédigé par Nicolas Laparra

[1] Inventaire des Archives communales de la ville d'Aurillac antérieures à 1790 / par Gabriel Esquer ; Archives départementales du Cantal, page 55.

[2] « L'Enquête secrète sur le monastère d'Aurillac avant la sécularisation » / Hervé Miraton. Revue de la Haute-Auvergne, tome 78, 2016, pages 407-416

[3] Ibid, page 415.

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