Archives du Cantal

Le corbeau d’Enchanet, le cocu (présumé) et le graphologue de Bab-El-Oued (1908)

Le classement des rapports d’experts du tribunal de Mauriac recèle, à côté de chicanes répétitives sur les droits de passage, les bornages et autres servitudes, des pièces d’un goût plus baroque. La justice, lorsqu’elle est saisie, conserve la mémoire des lettres anonymes, les transmettant ainsi à la postérité ; retranscrits dans les formes voulues par la procédure, ces productions littéraires d’un genre particulier ont une force comique qui naît du décalage entre la rigueur (voire la rigueur) procédurale et leur caractère délirant.

Identifier un corbeau cent ans avant les techniques d’analyse de l’ADN requiert forcément l’expertise d’un expert en écriture. Il y en avait apparemment peu en Auvergne en 1908, puisque c’est dans le quartier algérois de Bab-El-Oued que le juge d’instruction de Mauriac le fait requérir par son collègue d’Alger. Anthème Colas, chevalier de la Légion d’Honneur (ce qui est une garantie de sérieux) et officier d’académie (indispensable ruban violet pour qui se targue d’analyser les lettres) est installé au 3, place Wuillermoz, « dans le quartier de Bab El Oued », où il examine les lettres anonymes reçues, entre autres, par Antoine C., en vacances à Pleaux, ainsi que des écrits attestés d’un nommé Chayaux, le principal suspect.

Or, explique l’expert en écritures, « ce que ne savent pas, en général, les truqueurs d’occasion, c’est qu’il entre dans la moindre scription mille détails signalétiques » permettant « sans inconvénient, [de] faire abstraction de la forme des lettres ».

Pour comparer le « ductus » (c’est-à-dire le tracé) des écritures et confondre le corbeau, l’expert Colas les a présenté en parallèle sur des planches de papier calque.

Monsieur Antoine C. fils en vacances à Pleaux.

Enchanet, 1er août.

Monsieur,

Vous êtes en vacances, profitez-en pour demander le changement de votre femme et disparaître d’Enchanet. Ce n’est pas à votre femme que nous en voulons, et qui ne se venge d’avoir épousé un fou qu’en le faisant cocu, mais à vous, dont nous sommes fatigués de surveiller les actes jour et nuit. Car ouvrez les yeux, vous êtes un fou déséquilibré, c’est de famille, et vos paroles, vos faits de satire, saligaud et méchant, n’ont été supportés jusqu’aujourd’hui que parcequ’on vous sait irresponsable. Nous allons demander votre départ à l’administration, sinon écrire au parquet. Cet avis est sérieux. Disparaissez d’ici sinon on se débarrassera de vous comme d’une bête malfaisante par le poison oui le fusil. C’est facile dans les tallis de chez nous, ou sur la route et c’est le sort qui vous attend si, à la rentrée des classes, votre femme est encore institutrice ici. Réfléchissez et choisissez, vieille crapule, vous avez deux mois.

Une autre lettre, datée de 1906, est citée à titre de comparaison. Adressée à « Messieurs Elie L. et frères, à Château-Laval près Pleaux », elle précise le paysage mental de Chayaux : « La veuve défunte a fini sa carrière dans les ordures et la folie après avoir agrémenté ses dernières lubricités dans la collaboration de la justice locale. La folie a mis aussi un terme au scandaleux dévergondage du dégoutant gésuite, et l’a empêché de mutiplier ses infâmes reproductions. Non moins dévergondée, et plus orgueilleuse, la famelle, afin de donner plus de brillant… ».

Écrits en majuscule, avec des fautes d’orthographe grossières qui ne trompent pas l’expert, ces deux passages montrent un corbeau qui traite de fous les maris des femmes qu’il convoite, elles-mêmes accusées d’un dévergondage dont le corbeau regrette seulement, en définitive, de n’être pas le bénéficiaire. Comme le souligne l’expert, « c’est partout la même pensée dominante : dire, en termes injurieux, au destinataire qu’il doit ‘surveiller’ tel ou tel membre de sa famille ».

L’expertise en écriture, dont J.-A. Brutails, archiviste paléographe formé à l’École des chartes au début des années 1880, expose la théorie en 1925 après l’avoir pratiquée depuis le début du siècle, est résumée dans la préface d’Henry Jaudon : « résoudre les angoissants problèmes de l’authenticité, de la fausseté des écritures et de leur simulation ».

3 U 2, en cours de classement

J.-A. Brutails, L’expertise judiciaire en écritures. Souvenirs et réflexions, Toulouse-Paris, 1925.

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